Osaka s’étirait sous un voile d’ombre et de néons. J’étais venu pour deux nuits, mais la ville m’appelait encore. Il y a tellement de choses à voir ici. Ses ruelles étroites, son chaos feutré, ses éclats de lumière projetés sur l’asphalte humide… Je voulais m’y attarder, m’y perdre un peu plus. Il faut que je prolonge mon séjour d’une nuit de plus…
Il était 22h31 quand j’ai poussé la porte de la réception de mon hôtel. Un silence solennel régnait, seulement troublé par le bourdonnement discret des lumières fluorescentes. Seule derrière le comptoir, une jeune femme aux traits doux et à l’attitude fragile leva les yeux vers moi. Kaori, disait son badge.
Dès qu’elle croisa mon regard, un frisson sembla la traverser. Un mélange d’appréhension et de timidité. Comme si elle redoutait déjà notre échange, comme si chaque interaction avec un étranger était une épreuve. Je lui offris alors un sourire. Pas un sourire fabriqué, pas celui qu’on sert par habitude. Un vrai sourire, celui qui dit sans un mot : Ne t’en fais pas. Tout ira bien.
« Good evening. »
Elle hocha la tête, hésitante. Mon anglais lui était aussi étranger que ma présence. J’ai deviné l’ombre d’un stress sur son visage, la pression d’une responsabilité qu’elle ne maîtrisait pas totalement. Je suis venu pour demander de rester une nuit de plus sur mon séjour. Alors, pour alléger l’instant, j’ai mimé ma requête, dessinant des chiffres et un calendrier invisibles dans l’air, ajoutant un « + » avec mes doigts, gesticulant comme un mime maladroit.
Kaori m’a regardé, interdite. Puis elle a ri. Un rire discret d’abord, qui s’est transformé en éclat spontané. Et sous le poids de son quotidien rigide, cet instant fugace semblait être une échappée belle. Elle a tapé sur son clavier, scruté son écran, puis m’a adressé un sourire, hésitant mais sincère :
— Booking… gu… OK desu !
Elle accompagna ses mots d’un cercle formé avec ses doigts, ce même signe universel qui unit les gestes là où les langues échouent. Ma nuit de plus était donc enregistrée.
Le lendemain, Osaka m’engloutit dans son tourbillon. Le soir, à 22h28, je me retrouvai pourtant à nouveau devant le comptoir de Kaori, le cœur guidé par une étrange inertie. Cette fois, elle ne baissa plus les yeux en me voyant. Au contraire, elle parut soulagée, comme si ma présence brisait une solitude qu’elle n’avait jamais osé avouer.
— One more night ?
Elle ne comprit pas tout de suite, mais lorsque je mimais mon désormais célèbre « + », elle éclata de rire et s’exécuta sans attendre. La complicité s’était installée. Une bulle fragile, née d’un anglais approximatif et de gestes exagérés. Dans cette brève interlude nocturne, j’étais une parenthèse légère dans son quotidien que j’arrivais à ressentir comme étant pesant.
Mais le lendemain matin, en la voyant gérer une file de clients pressés, en costume et regard froid, quelque chose en moi se fissura. J’observais sa posture impeccable, son ton mesuré, son sourire mécanique. Et je compris. Kaori n’était qu’une pièce interchangeable d’un engrenage implacable.
Une mélancolie indéfinissable s’empara de moi. Bien que j’étais heureux de visiter Osaka et tourner mes vidéos pour ma chaîne YouTube… Kaori occupait l’espace de mes pensées. Au moment où je savourais ma liberté, je la savais oppressée par des clients fortunés dont l’empathie serait devenu un mot étranger de leur dictionnaire.
Le soir venu, à l’heure désormais habituelle, je descendis encore une fois. Mais cette fois-ci, j’avais un plan. Une dernière extension de séjour, une dernière requête, un dernier éclat d’absurde avant de disparaître.
J’ai sorti mon téléphone, ouvert YouTube, et cherché “One More Night” de Phil Collins en version karaoké.
Quand l’ascenseur s’ouvrit, la musique résonna dans le hall désert. La douceur de la chanson s’éleva, et moi, en pantoufles et pyjama ridicule, j’entamai ma performance :
— One more night… Please give me one more night…
Kaori, derrière son comptoir, écarquilla les yeux. Puis, comme un barrage qui cède sous la pression, elle éclata de rire. Un vrai rire, cette fois. Libéré. Cristallin.
Et moi, dans ce hall d’hôtel, chantant comme un fou sous les regards inexistants des clients endormis, je sus que j’avais réussi. Ce n’était pas grand-chose. Juste un moment suspendu, une brèche dans sa routine, un souvenir qu’elle garderait peut-être. Puis, elle s’est empressé de réserver encore à nouveau « une nuit de plus ». Naturellement, je lui ai raconté tout ce qui m’est arrivé durant la journée. Tout ce qui m’étonnait dans son pays. Elle m’écoutait comme un enfant écoutait avec bonheur un conte de Noël. C’était « les Aventures incroyables de David-Minh TRA, perdu dans la jungle d’Osaka ». Des banalités de la vie japonaise de tous les jours, racontées dans un angle d’émerveillements par l’étranger que je suis. Minuit à peine sonné, il était temps que je retourne dans ma chambre.
Mais le lendemain soir, quand je revins, Kaori n’était plus là.
Un employé m’expliqua qu’elle avait quitté l’hôtel à l’aube pour compléter l’équipe en sous-effectif d’un autre hôtel du même groupe dans un autre quartier d’Osaka. Il me précisa qu’elle ne reviendrait pas avant plusieurs jours. Je ne la reverrais pas.
Quelque chose s’effondra en moi.
Le lendemain matin, c’était mon départ, en ouvrant la porte de ma chambre, j’aperçus une enveloppe glissée sous le seuil.
Une lettre.
Une lettre de Kaori.
Son écriture, fine et appliquée, dansait sur le papier avec une retenue presque douloureuse. Elle avait laissé ses coordonnées, quelques mots d’excuse, et un souhait simple : que mon voyage se poursuive dans la lumière. J’aurais pu m’arrêter là. Accepter que certaines rencontres restent suspendues dans l’éphémère, comme une mélodie qui s’interrompt trop tôt.
Mais une idée folle me traversa l’esprit. Une impulsion que je ne pouvais ignorer.
Je regardai l’horloge. 7h15. Il me restait moins d’une heure avant de prendre mon train pour Tokyo. Une heure pour faire quelque chose d’insensé.
Je quittai l’hôtel, le cœur battant, mes pas résonnant sur l’asphalte humide d’Osaka. Les rues étaient encore calmes, baignant dans la lueur pâle du matin. Je courus vers une petite boutique de fleurs, à peine ouverte, où l’odeur du papier journal mêlé aux pétales fraîchement coupés emplissait l’air. J’achetai un bouquet de camélias blancs, ces fleurs qui, au Japon, murmurent des adieux silencieux. Puis, sans réfléchir, je fonçai vers l’hôtel.
Je n’avais pas d’autre plan que celui de la revoir. Une dernière fois.
Grâce à mon téléphone, j’ai pu localiser l’autre hôtel où elle était censée travailler. Lorsque j’arrivai devant l’entrée, haletant, les portes automatiques glissèrent devant moi comme un rideau qui se lève sur la scène d’une dernière représentation. Kaori était là.
Elle venait de terminer son service. Elle tenait son sac, fatiguée mais encore droite, prête à quitter l’hôtel. Lorsqu’elle me vit, son regard s’agrandit. Une surprise mêlée d’émotion.
Je m’approchai, sans un mot, et lui tendis les camélias.
Elle baissa les yeux vers les fleurs, puis vers moi. Une seconde suspendue. Puis, lentement, elle esquissa un sourire. Un sourire timide, mais sincère, comme un lever de soleil hésitant sur l’horizon.
— Arigatou… murmura-t-elle.
Je pris mon iPhone, ouvris YouTube, et lançai One More Night de Phil Collins. Encore une fois.
Elle porta une main à sa bouche, réprimant un éclat de rire. Je savais qu’elle se souvenait.
Alors, dans le hall bondé de monde, sous la lumière blafarde du matin, je chantai une dernière fois. Pas comme un clown cette fois-ci, mais comme un ami qui voulait graver ce moment dans sa mémoire. Une scène absurde, belle, mélancolique.
Lorsque la chanson s’éteignit, il y eut un silence. Kaori leva les yeux vers moi, et doucement, elle fit un pas en avant.
— Sayōnara…
Sa voix était douce. Et dans ce simple mot, il y avait tout : la gratitude, la nostalgie, et ce léger pincement au cœur des choses inachevées.
Je partis sans me retourner.
Dans le train, alors que la ville d’Osaka défilait sous mes yeux, je compris quelque chose. Ce n’était pas la destination qui comptait. Ni même l’histoire en elle-même. Ce qui importait, c’était ces instants éphémères où deux âmes se croisent, s’effleurent, et laissent derrière elles une empreinte indélébile.
Et dans ce souvenir, il y aurait toujours la voix de Kaori, un sourire timide, et la mélodie de Phil Collins résonnant dans un hall d’hôtel.
La dernière note d’une rencontre inoubliable.