À Tokyo, quand j’ai emménagé dans mon premier appartement, je vivais dans l’ombre délicate d’un Japon qui se dévoile, un Japon à la fois si fascinant et si imparfait. Je commençais à me frayer un chemin dans ses mystères et ses paradoxes. Et parmi ces paradoxes, il en est un qui me frappe chaque jour, chaque nuit : le bruit, omniprésent, intrusif, intime jusqu’à l’indécence. Les murs de mon appartement, si fins qu’ils semblent faits de papier, laissent entrer dans mon sanctuaire des fragments de vies qui ne m’appartiennent pas.
Il y a ce voisin, un Français comme moi, car j’entends toutes ses conversations téléphoniques dans la langue de Molière. Un homme dont les ébats nocturnes me parviennent sans filtre à quatre heures du matin. Chaque cri, chaque soupir, chaque râle se glisse dans ma chambre, m’arrachant au sommeil, me rappelant à l’impuissance. Il ne sait pas, ou peut-être il s’en moque. Mais moi, je suis là, dans mon lit, les yeux ouverts, étouffé par l’indiscrétion de ces murs trop fins pour contenir les secrets de chacun.
Pour calmer ma colère, je me suis levé et je suis descendu marcher dans cette rue, en pleine nuit, dans Tokyo endormie. La ville, malgré son silence apparent, bruissait de petits murmures : le ronronnement lointain d’une voiture, le souffle du vent dans les câbles électriques, le bourdonnement de ce lampadaire allumé devant moi. J’avais besoin de cet espace pour retrouver un semblant de paix, pour m’éloigner du tourbillon d’émotions qui m’habitait.
Je savais que noyé dans la rage, je n’étais pas apte à prendre les meilleures décisions. Si j’avais frappé à la porte de mon voisin à ce moment précis, je redoutais les mots qui auraient pu jaillir, ou pire, des actes impulsifs dictés par la fatigue et l’exaspération. Alors je marchais, laissant la fraîcheur de l’air nocturne apaiser mes pensées, me répétant qu’il valait mieux attendre, mieux choisir mes mots, mieux contenir cette colère qui menaçait de déborder.
Le lendemain, poussé par la fatigue et un mélange de colère et de résignation, je me suis levé, déterminé. Je suis allé frapper à sa porte, espérant que derrière ces murs si perméables se cachait un homme capable de comprendre. Quand il a ouvert, j’ai découvert un jeune homme dans la vingtaine. Son apparence était naïve et innocente. Le prix du loyer assez élevé couplé au fait qu’il me disait « ne rien faire de ses journées » m’a fait penser que probablement, j’avais affaire à un enfant issu d’une famille très aisée financièrement. J’ai expliqué, calmement mais avec le poids de mon désarroi, combien chaque nuit il m’arrachaient à mes rêves, combien les bruits issus de sa copine qui jouissait me forçaient à une intimité que je n’avais jamais demandée. Il m’a écouté, presque gêné, et a promis de faire attention. Il a baissé la tête, comme un enfant de dix ans qui vient de faire une bêtise et se retrouve devant moi, dans le rôle improvisé de son père, en train de le gronder. Pourtant, à travers ses excuses maladroites, j’ai senti qu’il ne comprenait pas pleinement. Comment aurait-il pu ? Ce que ces murs m’imposaient, il ne le vivait pas.
Chaque jour, je le voyais inviter des amis chez lui, à regarder la télé, jouer, ou boire de l’alcool, comme dans une parenthèse insouciante où le monde extérieur n’existait pas.
Et pourtant, il y a une sagesse à trouver dans ce chaos. Les appartements japonais ne sont pas mal isolés parce qu’on n’a pas su faire mieux. Non, ils reflètent une philosophie bien plus profonde, celle d’un peuple qui a appris à vivre avec les autres, à s’effacer pour eux. Ces murs qui ne protègent rien nous rappellent que le respect n’est pas une question de distance physique mais de comportement, d’attention à l’autre.
C’est là tout le paradoxe de ce pays : il offre des espaces ouverts à tout, mais exige une discipline intérieure rigoureuse. Ce n’est pas aux murs d’étouffer le bruit, c’est aux cœurs de le prévenir. Et c’est ici que réside ma colère, mêlée de tristesse. Car si la société japonaise m’a appris à marcher sur la pointe des pieds, à refermer doucement une porte, à éviter les mots trop forts dans la nuit, je constate que d’autres, comme mon voisin, n’ont pas fait cet apprentissage.
Malgré cela, il y a de la beauté dans cette vulnérabilité. Je me surprends parfois à écouter d’autres bruits avec tendresse : le rire d’un enfant japonais dans l’appartement d’à côté, les gouttes de pluie qui claquent sur les tuiles, la douce mélodie d’une femme fredonnant une chanson ancienne en japonais. Ce sont ces sons, aussi, qui m’ont rapproché du Japon, qui m’ont appris que la vie n’est pas une symphonie parfaite mais une cacophonie où chacun trouve sa place.
Alors, chaque nuit, quand je suis réveillé par ce que je ne devrais pas entendre, je me dis qu’il y a une leçon à retenir. Peut-être est-ce celle de l’acceptation. Peut-être celle de la patience. Peut-être celle du pardon. Je ne sais pas. Mais je sais que le Japon m’a appris à respirer plus profondément, à marcher plus doucement, à chercher la lumière même dans le vacarme.
Et chaque matin, malgré la fatigue, je sors de chez moi avec la certitude que ces murs fins, bien que maudits, m’ont appris quelque chose que les murs épais de mon pays natal ne m’avaient jamais appris : la fragilité de l’intimité, et la force qu’il faut pour cohabiter avec les autres dans une société où tout se partage, jusqu’au silence.
Un formidable et très beau reportage.
Tu as su, à travers ces nombreuses lignes nous faire ressentir un peu de ce japon dont je rêve tant.
Merci pour cela, porte toi bien.
Au grand plaisir de pouvoir de rencontrer un de ces jours.
Bonjour Mathieu,
Merci infiniment pour ton message qui résonne en moi avec une douceur particulière. Je pensais, naïvement, que les moments forts de ce rêve de tenter l’expérience au Japon en vrai se trouveraient uniquement au commencement. Mais la vie, avec sa sagesse imprévisible, m’a offert une source inépuisable d’inspiration.
Les expériences ont surgi, presque par magie, et les mots, comme portés par le vent, sont venus s’écrire d’eux-mêmes. Aujourd’hui, j’ai en moi des fragments de vie, prêts à être partagés avec vous, à être découverts, ressentis.
Rencontrer quelqu’un qui perçoit avec tant de respect et d’attention ce que je tente de transmettre serait un honneur pour moi, alors merci 🙂