Dans ce train qui me ramène de Nichinan à Miyazaki au Japon, je suis debout, à l’avant du wagon. Je vois un père portant son enfant. Une scène simple. Banale, diraient certains. Pourtant elle m’ébranle. Je suis déstabilisé émotionnellement. Cet homme, debout près de la cabine du conducteur, tient son fils dans ses bras. L’enfant enlace son héros. Le landau, derrière eux, reste vide, témoin silencieux de ce moment suspendu.
Le père parle doucement à son fils, en japonais. Il simule qu’il conduit le train. Et l’enfant, les yeux écarquillés, croit dur comme fer que son père est aux commandes, qu’il guide tous les passagers vers Miyazaki. “Papa, tu es un héros”, a murmuré le petit garçon, et ce simple mot a troué mon cœur. Une phrase si innocente, si pure, qu’elle traverse mon être et éveille un flot de souvenirs.
Soudain, je sens mes larmes qui montent. Je détourne légèrement le regard, mais rien n’arrête le flot des souvenirs. Cette scène me ramène à mon enfance. À mon père. Je me revois enfant, les bras tendus vers lui. Lui aussi était mon héros. Infaillible. Invincible. Je me sentais invulnérable dans ses bras, entouré d’un amour si vaste qu’il aurait pu engloutir le monde. Quand j’étais dans ses bras, j’avais l’impression que rien ne pouvait m’atteindre. Aujourd’hui, il n’est plus là. Il me regarde depuis un endroit où je ne peux pas le rejoindre. Il veille sur moi depuis le ciel. Sa présence reste en moi, indélébile, comme une étoile qui continue de briller même dans la nuit la plus sombre.
Cette scène dans le train me ramène à ces étés à Saint-Cyr-sur-Mer dans le Sud de la France. La Méditerranée… La plage, la mer, mes amis de l’enfance, mes copains de château de sable, ma mère, ma sœur et mon père. Nous jouions dans l’eau, et lui, au centre de nos rires, lançait chacun de nous dans les vagues avec force et éclats de rire. Je montais sur son dos avant de plonger dans les vagues. Ce jour-là, il n’y avait pas d’homme plus grand que mon père, pas de héros plus valeureux que lui. C’était le plus fort.
Aujourd’hui, je suis adulte. Je mène ma vie seul, loin de ces jours dorés, souvent emporté par mes projets, mes voyages avec comme promesse personnel de toujours entreprendre avec du SENS. Mais cette scène dans le train – ce père, son fils, ce regard empli d’admiration – me ramène à l’essentiel. Avoir un enfant qui vous regarde comme un héros doit être une chose si précieuse. Cela transcende le quotidien, efface les banalités et les tracas. Devant cette scène qui m’a soudainement fait voir des souvenirs du passé, je n’avais pas l’envie de revenir en arrière, mais de comprendre, d’embrasser cette vérité : que dans ce regard d’enfant, il y a une richesse qu’aucun accomplissement matériel ne peut égaler.
Je me souviens d’une phrase du footballeur Thierry Henry meurtri après son divorce. Il avait dit « Je suis prêt à rendre tous mes trophées et même la Coupe du Monde 1998 pour retrouver ma fille ».
Dans ce train, je vois ce père offrir à son fils un univers entier dans un geste simple : lui faire croire qu’il conduit un train. Et je me rends compte que dans cet amour-là, il y a une vérité pure, une beauté qui dépasse les mots. Les paysages de Kyushu défilent à travers les vitres, dévoilant une nature grandiose. Mais mon regard reste fixé sur cette scène d’amour ordinaire, pourtant extraordinairement humaine.
Je reviens de Nichinan, où j’ai filmé une vidéo pour ma chaîne YouTube. Mais ici, dans ce train, je n’ai pas sorti ma caméra. Ce moment-là, je ne peux pas le filmer. Il ne s’y prête pas. Ce n’est pas un spectacle à montrer, c’est une émotion à ressentir. Une vérité à partager, non pas en images, mais en mots.
Parfois, les scènes les plus simples nous révèlent les vérités les plus profondes. Ce père est le héros de son fils. Et dans un coin de mon cœur, je revois mon propre père, héros éternel, qui m’a tant donné, tant aimé, jusqu’à son dernier souffle.
Peut-être qu’un jour, moi aussi, je tiendrai un enfant dans mes bras. Mais ce que je sais déjà, c’est que, parfois, le plus grand voyage que l’on peut entreprendre n’est pas celui vers un autre lieu. C’est celui qui nous ramène à l’essentiel : être là, pleinement, pour quelqu’un.