Le salaryman à la dérive

Le salaryman à la dérive
Le salaryman à la dérive

Tokyo ne fait pas de bruit ce soir. Elle murmure. Il pleut à peine, une bruine fine et continue qui se dépose sur les trottoirs comme un voile de silence. Les lampadaires dessinent des halos flous sur le bitume mouillé. J’aime ces soirs-là, quand la ville semble avoir renoncé à l’agitation, comme si elle aussi avait besoin de se taire.

Je marche au hasard dans un quartier résidentiel de Nakano. Les ruelles sont étroites, bordées de petits immeubles sans charme, mais il y a là une forme de vérité nue. Pas de vitrines tape-à-l’œil, pas de touristes, pas de distractions. Juste le Japon quotidien, celui qui ne fait pas de bruit.

Nakano, à l’ouest de Tokyo, est surtout connu pour sa galerie culte, Nakano Broadway, repaire des fans de manga et d’objets pop vintage. Mais à quelques rues de là, on quitte l’univers des figurines pour tomber dans un Tokyo discret, presque effacé. Des izakayas fatigués, des ruelles sans néon, et cette impression que la ville continue de vivre loin du regard des voyageurs.

Un bar en bois, coincé entre deux bâtiments, attire la lumière comme une luciole. La vitrine est embuée, le rideau entrouvert, la chaleur jaune filtre doucement… tout me donne envie d’entrer. Sans réfléchir, je pousse la porte. Elle grince, comme pour me souhaiter la bienvenue.

À l’intérieur, presque personne. Un comptoir en bois brut, quelques tabourets, deux tables, et l’odeur d’un lieu ancien : mélange de shōchū, de tabac discret et de temps qui stagne.

Il est là, au fond du comptoir.
Un homme d’une cinquantaine d’années. Costume sombre, cravate desserrée, lunettes légèrement embuées. Il bouge à peine. Juste sa main qui porte lentement son verre à ses lèvres. Un geste mécanique, répété mille fois.

Je m’assieds deux tabourets plus loin. Ni trop proche, ni trop loin. Ici, on respecte les silences. On ne parle pas pour remplir l’air. On attend que les mots aient un poids.

Quelques minutes plus tard, il tourne légèrement la tête vers moi, sans vraiment me regarder.

— Tu n’es pas d’ici, hein ?

— Non. Je voyage. J’observe.

Je préfère pour le moment m’inventer une identité banale de simple touriste et ne pas lui en dire plus sur ma vraie vie. 

Il hoche la tête, comme si ça confirmait quelque chose.

— Alors observe-moi bien… Voilà ce qu’on devient quand on reste trop longtemps sur le quai à regarder les trains partir.

Il sourit, mais ses yeux restent éteints.
Puis il se met à parler. Lentement. Comme s’il avait besoin, ce soir-là, d’être entendu sans être jugé.

— Je travaille depuis trente-trois ans dans la même entreprise. Pas un seul jour de retard. Toujours poli. Toujours prêt. J’ai dit oui quand je pensais non. J’ai baissé la tête quand il aurait fallu la relever. J’ai avalé mes colères et mes rêves. J’ai gravi les échelons, oui. Mais à quel prix ?

Il vide son verre d’un trait, puis le repose avec une douceur presque triste.

— J’ai mis ma vie dans une boîte. Une belle boîte. Stable. Prévisible. Fermée à clé. Et j’ai attendu… attendu qu’on vienne me dire que j’avais bien fait. Qu’on m’ouvre la porte. Mais personne n’est venu. Parce que cette clé, je devais la fabriquer moi-même. Et je ne l’ai jamais fait.

Le silence qui suit est long. Dense.

Puis il tourne la tête vers moi, pour la première fois vraiment.
Ses yeux ne sont ni tristes ni amers. Ils sont clairs. Fatigués, peut-être. Mais clairs.

— Tu sais, au Japon, on adore les boîtes. On y met les repas, les cadeaux, les souvenirs. On croit que si c’est bien rangé, c’est bien vécu. Alors moi, j’ai fait pareil. J’ai plié mes émotions comme des chemises. J’ai classé mes espoirs dans des dossiers. Et maintenant… maintenant je ne sais même plus ce que j’y ai enfermé.

Je sens un frisson. Pas de froid. Un frisson de vérité.

— Et vous regrettez ? je demande, la voix plus basse.

— Je regrette d’avoir cru qu’il fallait mériter la liberté. Aujourd’hui je sais qu’il fallait juste la choisir.

Il écrase sa cigarette, se lève lentement, puis règle l’addition. Avant de franchir la porte, il s’arrête une dernière fois :

— Fais attention à ne pas devenir quelqu’un qui vit bien dans une cage, juste parce qu’elle est confortable.

Et il disparaît dans la nuit. Sans parapluie. Ses pas ne sont ni pressés ni fuyants. Juste… lucides.

Je reste là, seul dans la lumière tiède du bar. Le barman s’est éclipsé dans l’arrière-salle. Et cette phrase résonne encore, comme un écho intérieur : “J’ai mis ma vie dans une boîte.”

Je repense à mes propres boîtes.

Celles que j’ai porté il y a longtemps sans les voir. La peur d’échouer. Le besoin d’être validé. La tentation de faire “comme il faut”. Toutes ces structures invisibles que l’on accepte, jour après jour, jusqu’à oublier qu’on peut les refuser.

Je crois qu’on m’a appris, depuis l’enfance, qu’il fallait d’abord mériter sa liberté. Travailler dur. Être sérieux. Patient. Silencieux. Et qu’ensuite, peut-être, un jour, quelqu’un viendrait nous libérer.

Je me souviens de mon premier jour de stage de jeune futur ingénieur dans une grande entreprise française. Cette expérience m’a fait ouvrir les yeux sur la réalité du monde du travail. Je n’avais que 20 ans et je me suis dis « C’est ça la récompense après tant d’années d’études et de sacrifices ? ». 

Et ce soir, dans un bar oublié de Tokyo, un salaryman épuisé m’a transmis autre chose. Il a confirmé une intuition que j’avais en moi. 


La liberté ne se gagne pas.
Elle se prend.
Sans fracas.
Mais avec courage.

Ce n’est pas un prix à obtenir.
C’est un geste à poser.
Un choix à faire, même avec les mains tremblantes.

Écrire ce livre ou auto-produire mon propre puzzle, donner des conférences à travers la France, oser tout plaquer et aller vivre à Tokyo…

… c’est peut-être ça, au fond.


Une tentative de rouvrir les boîtes. Une à une.
Celles du regard des autres. Celles de mes doutes. Celles de mes anciens rôles.

Et si quelqu’un, quelque part, tombe sur ces pages un soir de solitude, j’espère qu’il comprendra que rien n’est jamais figé.

Qu’on peut encore redevenir l’auteur de sa propre trajectoire.

Même avec le cœur cabossé et les valises pleines de regrets.

Peut-être qu’on ne pourra jamais vraiment se débarrasser de toutes ces boîtes.

Mais au fond, ce n’est pas leur forme, ni leur beauté, qui importe.

C’est le souffle qu’on ose y libérer.

David-Minh TRA


PS : ce texte est un chapitre entier extrait de mon premier livre qui s’appelera “Japon, qui es-tu ?”. En cours d’écriture pour une sortie en 2025.

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