L’angoisse du genkan : suis-je encore un intrus ?

L’angoisse du genkan : suis-je encore un intrus ?
L’angoisse du genkan : suis-je encore un intrus ?

Le genkan, c’est cet espace à l’entrée des maisons japonaises où l’on se déchausse avant de pénétrer à l’intérieur. À mi-chemin entre le dehors et le dedans, il symbolise la transition invisible où les mondes se rencontrent et se séparent. On y dépose ses chaussures comme on laisse derrière soi la poussière du dehors, mais aussi, peut-être, une partie de son identité.

Ce jour-là, je m’en souviens très bien, cela faisait depuis seulement quelques mois que les frontières du Japon étaient ré-ouvertes suite à la pandémie. J’étais accompagné d’un ami français qui venait pour la première fois au Japon. Nous avions été invités chez une famille japonaise, un privilège rare. Tandis que nous franchissions le seuil de la maison, je savais que nous approchions de « l’épreuve du genkan ».

Mon ami, confiant mais visiblement curieux, s’est arrêté devant cet espace intermédiaire, hésitant. L’hôte, avec un sourire chaleureux, a discrètement désigné ses chaussures, l’invitant à les retirer. Je l’ai vu se raidir, pris au dépourvu. Il a commencé à se déchausser maladroitement, les posant un peu trop vite, sans ordre. Les chaussures restaient tournées vers l’intérieur, une petite transgression qui n’aurait jamais attiré l’attention en France mais qui, ici, paraissait presque inconvenante.

De là où j’étais, j’ai observé la scène avec un mélange d’amusement et d’empathie. J’ai vu le regard furtif de l’hôte, poli mais légèrement interrogatif, et mon ami, lui, ne l’a pas remarqué. Pourtant, son corps trahissait une tension, comme s’il pressentait que quelque chose lui échappait.

En le regardant, je me suis revu des années auparavant, lors de mes propres premières fois. À cette époque, moi aussi, je m’étais senti étranger face à cet espace codifié. Retirer mes chaussures, les aligner face à l’extérieur, enfiler des chaussons, tout cela me semblait insignifiant en apparence, mais je comprenais désormais que ces gestes avaient un poids. Ils étaient une manière de dire : “Je respecte votre maison, votre culture. Je suis ici en tant qu’invité, pas en tant que moi-même.”

Le genkan n’est pas seulement un espace physique. C’est une transition mentale, un seuil où l’on doit laisser à la porte bien plus que des chaussures. Ce jour-là, en voyant mon ami lutter avec ces petites attentes silencieuses, je me suis rappelé à quel point ce simple rituel m’avait, moi aussi, déstabilisé.

Quand nous avons quitté la maison, mon ami m’a confié : “C’était étrange. Je ne savais pas quoi faire.” Je n’ai pas su quoi lui répondre sur le moment, car son ressenti était si universel. Le genkan est un lieu de confrontation avec soi-même, un rappel silencieux que l’on n’est jamais tout à fait chez soi ici.

Et peut-être est-ce cela, le véritable enseignement du genkan : il nous oblige à ralentir, à nous adapter, à accepter que nous sommes invités dans un monde qui ne fonctionnera jamais entièrement selon nos propres codes. En voyant mon ami traverser cette petite épreuve, j’ai ressenti une forme de gratitude. La maladresse du débutant m’a rappelé que cette sensation d’être un intrus n’est jamais complètement effacée, mais qu’elle fait partie du privilège d’être ici, au seuil d’une autre culture.

David-Minh TRA

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